2 Juillet 2012
Le deuxième axe important et novateur de l'ouvrage Catholicisme en tensions est sans nulle doute la réflexion sur les enjeux de corps et de sexualité dans la sécularisation. Depuis 1968 et la condamnation de la contraception par l'encyclique Humanae Vitae, l'intransigeance catholique se déplace aujourd'hui vers les enjeux bioéthiques, pourquoi ? Deux articles pour le comprendre : celui de Denis Pelletier et celui d'Isacco Turina.
♣ Le concept de République de l'intime (Denis Pelletier)
« Le corps, l'intime et la différence des sexes se présentent ainsi comme des enjeux de tout premier plan, non seulement pour l'Église catholique mais également pour les États. Se posent la question de la régulation des évolutions rendues possibles par les progrès de la science d'une part, l'extension du contrat à de nombreuses sphères de l'activité sociale d'autre part. Dans cette perspective, la "loi naturelle", concept cher à Thomas d'Aquin, se trouve réinvestie et largement mobilisée dans l'argumentaire catholique (...) Délimitant le licite de l'illicite, elle s'oppose à toutes les formes de relativisme. » (p. 177)
L'une des contributions les plus marquantes est sûrement celle de Denis Pelletier: « les Évêques de France et la République de l'intime ». L'historien note que depuis les années soixante-dix les évêques français sont les partisans de la laïcité. Ils ont aussi autorisé le pluralisme politique des catholiques (1). Après le Concile était sûrement apparu le besoin de réapprécier la politique dans un catholicisme français encore marqué par la condamnation de l'Action Française de 1926 et du refus prudentiel et emphathique du "politique d'abord". Durant la même période, l'école ne devient plus un débat clivant, surtout après les échecs, d'une part, du projet Savary d'une école publique pour tous (1982) et, d'autre part, du projet Bayrou d'accroître le financement public des écoles privées (1993-1994). L'apaisement prévaut donc... sauf sur plan : « Lorsqu'un débat paraît mettre en cause sa conception de la nature » (p. 179), en l'occurence 1) la contraception chimique et l'avortement, 2) le PACS, le mariage et l'adoption ouverts aux couples de même sexe, 3) la procréation médicale assistée.
Si cela est finalement bien connu, Denis Pelletier souhaite renouveler la lecture de l'écart grandisant entre les évêques et ce qu'il appelle la société des individus: Il est tout d'abord le reflet du brouillage de la sphère de l'intime et de la spère du politique ; les idéaux de libération de la société française, qu'on réduit parfois à un "laisser moi faire ce que je souhaite de mon corps" loin de se traduire par un effacement des corps de l'espace public, en font, tout au contraire un enjeu. L'intime - la sexualité, les méthodes de contraception, la fécondation - devient un enjeu public de débat et de changement législatif.
Denis Pelletier trace l'histoire de cette évolution. De 1967 (adoption de la loi Neuwirth qui autorise la commercialisation des contraceptifs chimiques) à 1975 (loi Veil dépénalisant l'avortement) :
« le corps féminin se déplace vers le centre du débat politique, la question devant l'avortement devient une dimension essentielle de l' "utopie 68" de libération des corps". Si la classe ouvrière était au centre des années quarante et cinquante sur la modernisation et l'émancipation de la société française, c'est désormais le corps, et tout particulièrement celui de la femme qui porte les enjeux de l'émancipation collective » (p. 180)
L'Église, bien présente sur le combat ouvrier finalement avec ses prêtres au travail ou ses réseaux missionnaires, ne suit pas la société française sur cette utopie. Sur la contraception les évêques ont pu aménager pastoralement l'accueil de l'encyclique Humanae Vitae (1968) (condamnation des contraceptifs chimiques) comme ils avaient pu le faire avec le décret du Saint-Office sur le communisme en 1949, c'est-à-dire en en atténuant la portée pratique. Il n'en va pas de même avec l'avortement continument critiqué par les évêques français. Il en est de même avec le projet de loi autour du PACS en 1999 (et aujourd'hui celui autour de l'ouverture du mariage aux couples homosexuels).
Manifestation de catholiques anti-PACS en 1999 (Nouvel Observateur)
Face à cela, la réaction des évêques est à la hauteur de ce qu'elle avait pu être en 1905 au moment de la Séparation. Il faut dire que l'intime est un espace dans lequel le catholicisme joue un rôle fort :
« Il faut ici réfléchir à la façon dont un certain nombre d'événements de la vie intime, qui ont à voir avec la vie, la mort, la maladie, ont définitivement échappé au registre du salut pour relever désormais du registre de la santé, en sorte que les clergés s'en trouvent dépossédés au profit du corps médical auquel le politique délègue une part de son pouvoir sur les corps tout en assurant une régulation à distance. » (p. 184)
L'euthanasie peut ainsi être lue comme une sécularisation du sens de la mort. Autrefois signe d'élection ou de punition, elle est aujourd'hui intégrée au souci de soi et de son corps duquel on voudrait écarter la souffrance inutile. La notion rédemptrice de cette dernière a complètement disparu.
L'Extrême-Onction, peinture de l'École flamande (v. 1600) (Wikipédia)
Encore plus intéressant peut-être, les analyses de Denis Pelletier autour de l'essor de la thématique de l'Évangile de vie. Comment comprendre que l'épiscopat, à la suite de Jean-Paul II, voit une continuité dans des problèmes éthiques différents comme la contraception, la procréation médicalement assistée ou l'euthanasie ?
« Après avoir formulé leur opposition à la loi Veil en terme de respect de l'embryon comme personne humaine (les évêques français) voient dans les débats sur le clonage thérapeuthique et l'utilisation des cellules souches un prolongement de la dérive ouverte des années 68 au nom de l'émancipation des corps » (p. 185)
En conclusion, l'historien s'interroge sur les limites de la défense coûte que coûte d'un ordre naturel, sur le risque de creuser « le fossé entre la parole de l'Église et le vécu quotidien ». L'ordre naturel n'a pas fait l'objet d'une étude critique pour réévaluer ce que recouvrait la nature dans la pensée théologique classique et peut sembler parfois, dans la lignée des travaux de Mary Douglas (1), comme une légitimation plus ou moins articielle d'un ordre social menacé.
♣ Notes
(1) DOUGLAS, Mary (2004) Comment pensent les institutions ? Paris : La Découverte, 218 p.