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Penser le genre catholique

Ce blog cherche à réfléchir sur la place des corps et des sexes dans les enjeux de sécularisation auxquels doit faire face e christianisme occidental à l'époque contemporaine (XIXe-XXe), et plus spécifiquement la tradition catholique, depuis les années soixante (second féminisme, révolution sexuelle, émancipation des minorités sexuelles). Il s'intéresse également aux expériences militantes et associatives qui portent ces questions au prix d'une remise en cause des normes.

Faire l'histoire du masculin catholique, France (XIXe-XXe) (II)

 

♣ L’importance du modèle conflictuel 

 

 

L’entrée des masculinités dans les sciences sociales reste jusqu’à aujourd’hui tributaire des travaux des sociologues. Parmi ces travaux, on trouve tout particulièrement ceux de l’australienne Raewyn Connel autour du concept de «masculinité hégémonique» (Connel 1995). Selon elle, il existe dans chaque société un modèle normatif de masculinité qu’elle qualifie d’ «hégémonique» et qui fonctionne par l’exclusion de subordonné-e-s : femmes ou hommes considérés comme déviants ou déficients (homosexuels, minorités ethniques). L’identité masculine reposerait sur la mise à l'écart de groupes d'hommes dominés. Contrairement à ce qu'avaient pu établir les théories sur le patriarcat, il faut prendre en compte le caractère pluriel du masculin et son aspect intrasèquement conflictuel. Tous les hommes ne sont pas dominants, certains sont dominés. Sans se référer directement et explicitement à ce schéma d’analyse (sauf Art et Buerman 2009), il est intéressant de noter combien les études sur le masculin catholique concordent parfaitement avec ce cadre. Le masculin catholique est présenté dans l’historiographie comme un repoussoir et en ce sens serait davantage un masculin subordonné qu’un masculin hégémonique.

 


◊ Sociabilité masculine et habitus sacerdotal, le hiatus 

 

Prenons un exemple que rapporte Ralph Gibson :  

 

«Ce fut vers 1910 qu’un jeune prêtre du diocèse d’Arles allant visiter l’église de sainte Trophine en compagnie du vieille archiprêtre de la paroisse ; lorsqu’il fallut traverser la grande place qui s’étend devant le portail, ce dernier le prit par le bras et l’entraîna dans un long détour en lui disant : ‘ne traversons pas la place, c’est plein d’hommes» (cité dans Gibson janvier-juin 1993) (p. 65) (nous soulignons) 

 

 

Les garçons et jeunes hommes qui se destinaient au sacerdoce étaient coupés très jeunes  (11/12 ans) des camarades de leur âge dans des structures fortement en retrait du monde (Chotard 1977 ; Launay 2003). Les séminaristes (qui ne font pas de service militaire jusqu'à l'instauration de la conscription universelle en 1889) sont socialisés de manière totalement différentes aux hommes de leur âge. Leur vêtement (Trichet et al. 1986 ; Trichet et al. 1990), leur attitude, leur façon de parler les mettent à part. Au XIXe, sport, bal, fête leur restent strictement interdits. Le recours à la force physique leur est exclus. Comme le note Paul Airau:

 

 

«Les regards sur les prêtres montrent (l') ambiguïté de la masculinité sacerdotale dont la construction diverge de celles des autres hommes (...) le prêtre diffère du Français. Son vêtement lui est consubstantielle, l'apparence dit et fait être (...) il est l'homme du juste milieu, de l'ascèse raisonné et raisonnable proche des couches intermédiaires assumant la stabilité des province (...) (le sacerdoce) propose une masculinité plus abstraite. Mais cette masculinité peut être associée à une sensibilité féminine   » (Airiau 2007) (passim) 

 


◊ Du prêtre, de la femme, de la famille


Dans ce pas de deux entre hommes et prêtres, il ne faudrait pas négliger non plus les femmes. En 1861 (édition définitive), Jules Michelet signe un ouvrage qui aura un fort écho : Du prêtre, de la femme, de la famille. Il s'agit d'un essai sociologique et historique sur la direction de conscience à l’époque moderne et ses conséquences sur la société contemporaine. L’ouvrage de l’historien protestant commence par une scène fort explicite : 

 

 

« Nous pouvons parler à nos mères, nos femmes, à nos filles, des sujets dont nous parlons aux indifférents, d’affaires, de nouvelles du jour, nullement des choses qui touchent le coeur et la vie morale. Prenez le moment où l’on aimerait à se recueillir avec les sien dans une pensée commune, au repas du soir, à la table de la famille ; là, chez vous, à votre foyer, hasardez-vous à dire un mot de ces choses. Votre mère secoue tristement la tête ; votre femme contredit, votre fille, tout en se taisant, désapprouve... Elles sont d’un côté de la table, vous de l’autre et seul. On dirait qu’au milieu d’elles, en face de vous, siège un homme invisible, pour contredire ce que vous direz» (Michelet 1881) (p. 4) 

 

 

L’homme invisible qui s’oppose au magistère intellectuelle du père de famille c’est bien le prêtre. Il sème la sédition dans l’ordre patriarcal de la famille bourgeoise. Par la direction de conscience et l’éducation congréganiste, le prêtre s’empare de l’âme de femmes et les dresse contre les hommes. La confession est un thème majeur de l'anti-cléricalisme du XIXe : les maris supportent mal que leurs femmes se racontent sexuellement à des hommes sans sexualité. Michelet ne semble pas pouvoir envisager que les femmes sont autonomes ou libres de se soumettre au magistère des prêtres. A ses yeux, elles apparaissent davantage soumises au pouvoir du plus fort. Dans cet ouvrage, Michelet fait de l’espace domestique le lieu d’un conflit de masculinités assez nette où les hommes-époux se disputent les femmes avec les hommes-prêtres : «l’homme moderne, l’homme de l’avenir, ne cédera pas la femme aux influences de l’homme du passé» (idem) (p. 14).

 

Aujourd’hui, ce schéma d’analyse, s’il a perdu sa formulation polémique et anti-cléricale, reste largement accepté d’une certaine manière. Des historiens  continuent de lire l’espace domestique comme un lieu de pouvoir entre hommes laïcs, hommes prêtres et femmes où le religieux tient une place structurante (Ford 2005). En France, la question se double d’un aspect politique fort à partir des années 1860. Très schématiquement, les citoyens se retrouvent à choisir entre un régime monarchique et catholique ou une démocratie libérale et laïque. Tout concourt alors à une opposition identitaire forte entre hommes et prêtres et au développement d'une culture anti-cléricale.


 

◊ Une conséquence lointaine du Concile de Trente ? 

 

Le catholicisme post-tridentin finit d’accomplir le rapprochement entre vocation sacerdotale et vocation monastique telle que l’avait entamé le Moyen-Age. La réforme sulpicienne des séminaires, l’essor des sociétés de prêtres comme les oratoriens, la généralisation du modèle du séminaire-couvent, tout concourt à accroître la frontière entre masculinités laïque et sacerdotale. Ralph Gibson, toujours lui !, pointe plus en détail les conséquences indirectes de la moralisation des pasteurs catholiques qui aurait suivi le Concile de Trente (1545-1563). En élevant leurs exigences morales et leurs moyens de contrôle sur la société (confessions, missions, etc), les prêtres auraient généré une fronde masculine de moins en moins sourde à leur encontre. Les sociétés de culture catholiques, à l’époque contemporaine, reposeraient donc sur un conflit entre les sociabilités traditionnelles des hommes d’une part et une Eglise catholique organisée selon ses principes de hiérarchie, d’autorité et d’austérité d’autre part. Pour Ralph Gibson : 

 

 

« la sociabilité traditionnelle masculine était souvent très mal vue par un clergé qui, depuis au moins la Réforme catholique, entendait imposer son autorité dans la paroisse et ne pas se laisser intimider par des groupes de jeunesse, ni même par les hommes d’âge mûr. Les charivaris, les réjouissances publiques, même la fête patronale, surtout le carnaval - bref ; tout ce qui était organisé et dominé par la jeunesse masculine - n’avait guère les faveurs du clergé (à plus forte mesure que le rigorisme s’établissait au XVIIIe siècle). Plus grave encore, le principal lieu de sociabilité pour les hommes de tous âges - le cabaret - était souvent l’objet d’anathèmes catholiques. Or les curés avaient sans doute de bonnes raisons de fulminer contre le cabaret : c’était souvent un lieu d’ivrognerie et d’alcoolisme, qui menait en droite ligne à l’indigence, à la violence domestique et pire encore. Mais on ne peut s’empêcher de penser que si le clergé tonnait si fort contre le cabaret, c’était moins par haine d’une plaie sociale que parce que le cabaret représentait dans le village une espèce de contre-église, un lieu de sociabilité masculine que le curé n’arrivait pas à contrôler» (Gibson janvier-juin 1993) (pp. 75-76). 

 

 

Les analyses locales dont on dispose rappellent toujours, plus ou moins, ce même schéma. Philippe Boutry, travaillant sur les paroisses de l’Ain au XIXe, pointe l’hostilité entre le groupe des jeunes et le prêtre suspect d’austérité : 

 

 

«le curé qu’elles que soient ses qualités humaines et pastorales, se trouve inéluctablement en guerre avec ce groupe juvénile, parfois agressif, toujours remuant : sur le bal, sur le cabaret, sur la tenue à l’église, sur la morale sexuelle, sur les fêtes... le curé est dans la paroisse, l’allié de la famille, cette structure contraignante, de laquelle le jeune célibataire mâle, pour quelques années, s’échappe» (Boutry 1986) (p.578). Même mariés, les hommes se retrouvent en porte-à-faux en raison de leur fréquentation du cabaret «abri par excellence de la liberté des hommes» (idem). 

 

 

 

◊ La continence des prêtres et le mariage des hommes, un malaise de la société française

 

Or, cette opposition entre masculin laïc et masculin catholique se retrouve également chez les historien-ne-s de l’anticléricalisme, de la Libre Pensée ou de l’anti-jésuitisme. Ils.Elles ont assez finement documenté la critique genrée qui sous-tend une partie des discours contre les prêtres (Art et Buerman 2009 ; Grévy 2005; Lalouette 1997; Leroy 1992).

 

La continence de la vie sacerdotale est vue de manière extrêmement suspecte. Ceci s’enracine certes dans l’Occident médiéval mais se structure de manière particulière à l’époque contemporaine. Le célibat des prêtres et l’absence de rapports sexuels établissent une distance critique avec les autres hommes. L'abstinence cache soit un goût de la débauche et de l’intempérance soit une nature chétive ou maladive soit elle porte carrément le soupçon de l’effeminement de et l’homosexualité. Même si cela reste anecdotique, Jacqueline Lalouette rappelle comment certains libres-penseurs à la fin d’un XIXe siècle français pouvaient proposer des législations qui forceraient les prêtres à se marier. Autour de la crise moderniste, un certain nombre de prêtres sont réduits à l'état laïc ("défroqués"). Ils prennent leur distance avec la règle du célibat sacerdotal dans des ouvrages qui reçoivent un certain écho : Felix Meillon, L'ancien prêtre et le modèle évangélique (1901), Albert Houtin, La Crise du clergé (1908), etc. (Airiau 2007).

 

Le célibat perd progressivement son aura édifiante, dynamique qui ne cessera de s'affirmer dans la société française  au XXème siècle jusqu'à la crise des prêtres-ouvriers dans les années cinquante, autour de Vatican II (1962-1965) du mouvement Echanges & Dialogues et au-delà (Pelletier 2002)... Dans les milieux même non pratiquants, la cause du "mariage des prêtres" semble reçue assez unanimement dans la société française, le célibat n'étant pas seulement perçue comme incongruité ou un archaïsme mais un contre-témoignage évangélique (Sevegrand 2004). 

 

 

***

 

Le conflit structurant entre la France républicaine et anticléricale et la France antilibérale et cléricale a sûrement pesé lourd dans l’appréhension que l’on a du masculin catholique. Fortement et diversement documentée, il est vrai, l’opposition entre les prêtres et les hommes aurait été l’un des axes majeurs d’investigation de la recherche. Faut-il appeler à une prise de distance critique aujourd’hui ? Sûrement... Depuis que l’histoire religieuse contemporaine se développe, elle s’attache à relativiser la vision d’une époque contemporaine vue comme marginalisant violemment des catholiques juste à rebours et sur la défensive. Comme le notait Emile Poulat sur le XIXe  : «ce siècle, si anticatholique par certains côtés, et même antichrétien, a aussi été un grand siècle religieux». Un siècle de saints, de mystiques, de missionnaires. Un siècle de création, d'innovation, de reconfiguration. L’époque contemporaine a été une période de création et d’innovation sans précédent pour les catholiques, et cela, quelque soient les sexes... Ne faut-il pas davantage encore procéder à la lecture positive de cette vitalité religieuse masculine ?

 

Fin du deuxième billet 

 

 

 

Bibliographie

 

Airiau, Paul (2007), 'Le prêtre catholique : masculin, neutre, autre ? des débuts du XIXe au milieu du XXe siècle', dans Régis Revenin (éd.), Hommes et masculinités de 1789 à nos jours. Contribution à l'histoire du genre et de la sexualité en France. (Paris: Autrement), pp. 192-207.

 

Art, Jan et Buerman, Thomas (2009), 'Anti-cléricalisme et genre au XIXè. Le prêtre catholique, principal défi à l'image hégémonique de l'homme', in Bruno Benvindo (éd.), Masculinités (27; Bruxelles: Presses de l'Université de Bruxelles), pp. 323-332.

 

Boutry, Philippe (1986), Prêtres et paroisses au pays du curé d'Ars (Histoire; Paris: Cerf) 706 p.

 

Chotard, Jean-René (1977), Séminaristes, une espèce disparue ? Histoire et structure d'un petit séminaire, Guérande, 1822-1966 (Civilisations; Sherbrooke: Naaman ) 270 p.

 

Connel, Robert W. (1995), Masculinities (Cambridge: Polity Press).

 

Ford, Caroline (2005), Divided house : Religion and Gender in Modern France (Ithaca: Cornwell University Press) 170 p.

 

Gibson, Ralph (janvier-juin 1993), 'Le Catholicisme et les femmes en France au XIXème siècle', Revue d'histoire de l'Eglise de France, LXXIX (201), 63-94.

 

Grévy, Jérôme (2005), Le Cléricalisme, voilà l'ennemi : une guerre de religion en France (Paris: Armand Colin) 247 p.

 

Lalouette, Jacqueline (1997), La Libre Pensée en France 1848-1940 (Paris: Albin Michel) 628 p.

 

Launay, Marcel (2003), Les séminaires français aux XIXe et XXe siècles (Paris: Le Cerf) 261 p.

 

Leroy, Michel (1992), Le mythe jésuite. De Béranger à Michelet (Paris: Presses Universitaires de France).

 

Michelet, Jules (1861), Le prêtre, la femme et la famille (Paris: Calmann Lévy) 320 p.

 

Pelletier, Denis (2005), 'La Crise de la figure du prêtre' (chapitre 2), dans La crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1978) (Paris: Petite Bibliothèque Payot), pp. 47-72.

 

Sevegrand, Martine (2004), Vers une Eglise sans prêtre : la crise du clergé séculier en France (1945-1978) (Rennes: Presses Universitaires de Rennes) 325 p.

 

Trichet, Louis, Chélini, Jean, et Gaudement, Jean (1986), Le costume du clergé. Ses origines et son évolution en France d'après les règlements de l'Eglise (Histoire; Paris: Le Cerf) 245 p.

 

Trichet, Louis et Gaudement, Jean (1990), La Tonsure : vie et mort d'une pratique ecclésiastique (Histoire; Paris: Le Cerf) 200 p.

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